« Les femmes francophones en situation minoritaire sont les grandes oubliées, leurs difficultés à accéder à des services dans leur langue maternelle ne sont pas prises en compte », regrette la criminologue à l’Université de Moncton et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en violence sexuelle, prévention et intervention, Madeline Lamboley.
D’après le dernier rapport d’étape, moins de 3 % des mesures du Plan d’action national pour mettre fin à la violence fondée sur le sexe ont concerné les femmes issues de minorités linguistiques.
« C’est choquant, ça démontre le manque d’intérêt des politiques à aider les communautés francophones », dénonce la directrice générale du Réseau des services pour victimes de violence du Nouveau-Brunswick, Valerie Roy-Lang.

Pour la présidente de l’Alliance des femmes de la francophonie canadienne (AFFC), Nour Enayeh, Ottawa ne respecte pas ses obligations en vertu de la Loi sur les langues officielles : « Le gouvernement fédéral se doit d’offrir à toutes les femmes au pays un accès adéquat et équitable à des services dans leur langue. »
Dans un communiqué publié en décembre, l’AFFC estime que les femmes francophones et acadiennes sont « laissées pour compte ».
Qu’est-ce que la violence fondée sur le sexe ?
La violence fondée sur le sexe est commise contre des personnes en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur genre ou de leur identité de genre. Elle peut prendre la forme de violence physique, sexuelle, psychologique, émotionnelle ou financière, et elle peut être facilitée par la technologie. Elle sévit dans les foyers, les espaces publics, les lieux de travail et en ligne.
Le Plan d’action national pour mettre fin à la violence fondée sur le sexe, adopté en 2022 par le gouvernement fédéral et d’une durée de 10 ans, repose sur cinq piliers, dont le soutien aux survivantes, la prévention, un système judiciaire réactif et les approches dirigées par les Autochtones.
Chasse au trésor
Sur le terrain, l’insuffisance des ressources en français est criante, particulièrement dans l’Ouest. En Alberta, selon la Coalition des femmes de l’Alberta, sur 50 maisons d’hébergement dans la province, seulement trois proposent des services d’interprétariat et aucune ne dispose de personnel bilingue.

Au Manitoba, un seul organisme francophone, basé à Winnipeg, soutient les femmes et les enfants victimes de violence domestique. Chez Rachel existe depuis 30 ans et peut accueillir cinq familles pendant un maximum d’un an et demi. Deux conseillères offrent des programmes de guérison.
« On aide les femmes à accéder à des services qui devraient être bilingues, mais ne le sont pas. C’est toujours une question de chance, on peut tomber par hasard sur une personne qui parle français 4», déplore la directrice générale de Chez Rachel, Sonia Grmela.
La responsable mène ainsi une étude de faisabilité afin d’ouvrir un second refuge en zone rurale, où la pénurie est « encore plus sévère ».
Ces deux provinces de l’Ouest disposent néanmoins d’associations de juristes d’expression française à même de donner des conseils juridiques aux survivantes.
Au Nouveau-Brunswick, le Réseau des services pour victimes de violence dessert, lui, cinq régions francophones avec notamment cinq maisons de transitions et quatre logements de deuxième étape.
En revanche, dans les zones anglophones de la province, en particulier autour de Fredericton et de Saint-Jean, le soutien en français est quasi inexistant, remarque Madeline Lamboley.
Isolement linguistique des nouvelles arrivantes
S’exprimer dans sa langue maternelle reste pourtant vital pour des survivantes, «dans une situation de choc, déjà stressante et traumatisante», souligne la chercheuse. « C’est dangereux, car elles risquent de ne pas sortir du cycle de violences par peur de se retrouver face à des interlocuteurs anglophones qui les comprennent mal. »
« Il y a des risques d’incompréhensions qui peuvent avoir des conséquences très graves. Si la plainte est mal comprise par la police et les faits sont faussés, ça peut affecter l’issue du procès en cour », ajoute Sonia Grmela.
La Coalition des femmes de l’Alberta constate plus que jamais cet isolement linguistique, surtout chez les nouvelles arrivantes. « Elles se sentent prisonnières, car elles ne savent pas vers qui se tourner. Elles se disent : “ Est-ce que ça vaut la peine d’appeler à l’aide ? Personne ne m’entendra ” », alerte la présidente de l’organisme, Malaïka Ogandaga.
« Il faut faire un travail psychologique intense pour les convaincre qu’elles ont le droit d’être servies en français, qu’elles sont des individus qui ont de la valeur même si elles ne maitrisent pas l’anglais », ajoute à ses côtés la directrice générale, Mariama Gueye.

Les services francophones souffrent en plus d’un déficit chronique de financement et l’adoption du Plan d’action national n’a pas changé la donne. « On a toujours l’impression que nos défis ne sont pas une priorité. On a déjà songé à offrir un espace d’hébergement provisoire, mais l’argent n’est pas là », relève Malaïka Ogandaga.
Efforts de prévention insuffisants
La Coalition des femmes de l’Alberta dispose de quatre employées pour couvrir un territoire grand comme la France, la Belgique, les Pays-Bas et la Suisse réunis.

En 2023, Ottawa a pourtant signé avec les provinces et les territoires des accords de financements bilatéraux afin d’assurer la mise en œuvre du plan.
Valerie Roy-Lang considère que l’entente avec le Nouveau-Brunswick a permis « d’aider au jour le jour, de maintenir l’existant, mais n’a pas donné accès à des lits supplémentaires ».
« Ce n’est pas suffisant pour répondre aux besoins des victimes. Les maisons de transition doivent faire appel à des dons communautaires, car elles sont toujours dans le rouge à la fin de l’année », indique-t-elle.
La directrice pointe par ailleurs le manque de campagnes de prévention en français à l’extérieur du Québec : « Les services sont dirigés vers les situations de crise. Il faut mettre plus d’emphase sur la sensibilisation aux relations saines, aux violences émotionnelles et verbales, auprès des élèves, des employeurs, des professionnels de santé. »
On fait des choses ponctuelles, il y a plein de projets-pilotes, mais pas d’investissement récurrent. Un atelier une fois par an à l’école, c’est insuffisant. Pour que ça marche, il faut répéter le message.
Madeline Lamboley
À Ottawa, l’AFFC espère rencontrer prochainement la ministre fédérale des Femmes et de l’Égalité des genres et de la Jeunesse pour «réouvrir la conversation». «On ne peut pas laisser les femmes à la merci du bon vouloir des provinces. Ottawa doit prendre le leadeurship», insiste Nour Enayeh.